Jihad et guerre sainte
par Jean Flori, Directeur de recherches au C.N.R.S.
La prédication de la croisade, en 1095, marque l'aboutissement, dans la chrétienté occidentale, d'une évolution doctrinale si radicale qu'il vaudrait mieux parler à son propos de révolution. Il a fallu mille ans, toutefois, pour l'accomplir.
A son origine en effet, le christianisme prêché par Jésus, puis par les premiers disciples, se voulait résolument pacifique et même pacifiste. Au cours de l'histoire, cependant, cette attitude a évolué, par touches successives, pour aboutir au XIe siècle à la naissance d'une notion nouvelle, celle de 'guerre sainte', totalement contraire à la nature initiale de la religion chrétienne. Dans un livre récent, j'ai décrit et analysé ce processus évolutif . Dans un autre ouvrage, j'ai cherché à comparer l'attitude du christianisme et de l'islam devant la guerre . Les pages qui suivent ont seulement pour but de montrer comment l'affrontement armé de la chrétienté et du monde musulman a contribué, entre le VIIe et le XIe siècle, à fixer la doctrine du jihad au sein de l'islam et à favoriser la naissance, puis l'élaboration doctrinale de la 'guerre sainte' au sein du christianisme médiéval, pour aboutir enfin à sa mise en oeuvre la plus radicale dans la croisade.
Qu'est-ce qu'une guerre sainte?
Il convient tout d'abord de préciser le contenu des mots et des notions. L'expression 'guerre sainte' n'apparaît guère dans les écrits latins chrétiens avant 1100, et son équivalent formel est absent des écrits arabes musulmans. Il est pourtant évident que la notion même de 'guerre sainte ' existait aussi bien en terre d'islam que dans la chrétienté, en l'absence même de l'expression par laquelle nous la désignons aujourd'hui. Lorsque saint Augustin, par exemple, s'efforce de démontrer aux chrétiens de son temps que l'on peut plaire à Dieu tout en étant soldat, il s'appuie, pour sa démonstration, sur la Bible, source des doctrines chrétiennes. L'Ancien Testament lui fournit de multiples exemples de 'guerres sacralisées', que les prophètes disent ordonnées et conduites par Dieu (les 'guerres de l'Eternel'), faisant seulement participer son peuple à une action militaire qu'Il aurait pu accomplir sans lui. Son argumentation repose ainsi sur un précédent biblique: lorsque Dieu ordonne une guerre, il ne peut s'agir que d'une action 'sainte', et le fidèle doit s'incliner devant cet ordre.
Encore faut-il être sûr que l'ordre provienne bien de Dieu! A son époque, saint Augustin en convient, Dieu ne parle plus à son peuple comme Il le faisait à l'époque de la sortie d'Egypte ou de la théocratie d'Israël. Au 'temps des prophètes' a succédé le 'temps de l'Eglise'. Celle-ci se dirige désormais à la lumière de la Révélation biblique. Pour saint Augustin, l'étude de cette Révélation écrite conduit à penser qu'il existe encore, sinon des guerres saintes, du moins des guerres justes. Il en pose les fondements doctrinaux, qui ne seront pleinement définis que par les canonistes du XIIIe siècle: pour être 'juste', une guerre doit être déclarée par l'autorité légitime (il pense évidemment à l'empereur romain chrétien), entreprise pour des motifs moraux (protéger des populations désarmées, résister à une invasion ennemie, restituer des terres ou des biens spolliés injustement, punir des malfaiteurs, etc) et menée sans haine ni intérêts personnels par des soldats qui, lorsqu'ils sont ainsi amenés à tuer des ennemis, ne sont pas coupables d'homicide.
Dans son principe, l'idée de 'guerre sainte' est donc ici admis lorsqu'elle est manifestement ordonnée par Dieu. Mais sa mise en pratique n'est plus d'actualité: à l'époque de saint Augustin, les vrais prophètes se sont tus depuis longtemps, et la théocratie n'est plus. Dans l'Eglise, même en Occident, la papauté n'a pas encore imposé un degré suffisant de centralisation monarchique pour espérer s'y substituer .
Cette autorité pleine et entière, en revanche, le Prophète Muhammad (Mahomet) la revendique. Dieu lui envoie son ange pour lui transmettre sa parole, le Coran. Lorsque Mahomet prêche, organise ou dirige une opération guerrière, comme ce fut le cas après l'Hégire, c'est sur ordre de Dieu, qui lui révèle jusqu'aux règles à observer pour le partage du butin, après la victoire (Coran, VIII, 42). De nombreux versets coraniques furent révélés à Mahomet à l'occasion de tels combats. Ces versets dits 'bellicistes', tout comme la participation directe de Mahomet aux batailles, démontrent clairement que le principe de la guerre était pleinement accepté par l'islam dès l'époque du Prophète. Ainsi ordonnées par l'autorité divine et prophétique, de telles guerres ne pouvaient être que 'saintes', en l'absence même de l'expression.
Il convient, là encore, de préciser le sens des mots. Le terme jihad, tous les spécialistes en conviennent, ne peut être traduit systématiquement par 'guerre sainte'. Mais à l'inverse -contrairement à ce que quelques intellectuels musulmans affirment aujourd'hui pour se démarquer des terroristes islamistes- on ne peut pas évacuer la signification guerrière qu'il revêt très souvent. Le jihad, 'lutte dans la voie de Dieu', n'est pas seulement spirituel, comme le soutenaient les soufistes. Il revêt le plus souvent, dans le Coran comme dans la tradition musulmane (Sunna) et dans les récits de la vie du Prophète (Sîra), un sens franchement guerrier, militaire. Le verbe djahada, dans le Coran, a le sens général de combattre (par exemple Coran IV, 74, XXII, 78), qui implique et contient souvent une dimension guerrière. En effet, l'un des aspects du 'jihad dans la voie de Dieu' est la guerre contre les ennemis de la religion. La majorité des théologiens classiques et des juristes de l'islam ont d'ailleurs compris ce terme dans un sens militaire, comme le démontrent clairement plusieurs travaux récents .
Les premiers musulmans n'avaient donc, contrairement aux premiers chrétiens, aucun préjugé défavorable envers l'usage de la guerre. L'attitude contraire des deux fondateurs de religion y est pour beaucoup, tout comme le contenu de la révélation qu'ils transmettent: Jésus prêchait la non-violence, refusait de se défendre, enseignait qu'il fallait aimer même ses ennemis et allait jusqu'à prier pour ceux qui le clouaient sur la croix, interdisant à ses disciples de prendre l'épée, avant comme après sa mort. Mahomet, après avoir d'abord conseillé à ses disciples de ne pas répondre aux provocations lorsqu'ils étaient minoritaires à La Mecque, leur ordonna au contraire de combattre dans la voie de Dieu lorsqu'il fonda à Médine la première communauté de croyants et entreprit de 'libérer', par les armes, La Mecque et l'Arabie.
Le jihad, dans sa dimension guerrière, est donc bien perçu, dès l'origine, comme une 'guerre sacralisée' par l'autorité divine qui la prescrit et par le but religieux qui la motive. Au cours du IXe siècle, les théologiens et juristes musulmans ont élaboré, dans de nombreux traités, la doctrine classique du jihad : il doit être mené contre les ennemis de l'extérieur (harbi, incroyants qui ne se convertissent pas à l'islam ou n'acceptent pas de se soumettre) comme contre les ennemis de l'intérieur ('apostats' qui abandonnent l'islam pour d'autres religions, ou 'despotes', gouvernants qui n'appliquent pas ses lois). Le but de ce combat est d'établir partout la suprématie politique de l'islam, sans pour autant imposer la conversion, selon le principe coranique clairement affirmé: 'pas de contrainte en matière de religion: la vérité se distingue assez de l'erreur' (Coran, II,27).
Les hommes et les territoires sont ainsi répartis en diverses catégories. Les pays sous administration musulmane constituent la 'maison de l'islam', dont les habitants sont musulmans ou adeptes de religions monothéistes qui se sont soumis aux lois de la communauté, paient la taxe de capitation (djeziya) et sont autorisés à pratiquer leur religion à condition de ne pas se livrer au prosélytisme (dhimmi). Les autres territoires constituent la 'maison de la guerre', et sont peuplés d'incroyants qui ont 'vocation' à devenir musulmans et doivent donc un jour ou l'autre être 'libérés' de la domination de l'incroyance. Dans cette perspective idéologique, le jihad n'apparaît donc pas à proprement parler comme une guerre de conquête, mais de libération. Il n'en est pas moins, à l'évidence, une 'guerre sainte', pour les motifs déjà exposés. Or, cette définition du jihad, et plus encore ses fondements doctrinaux révélés, précède assez largement la naissance de l'idée de 'guerre sainte' au sein du christianisme. Nous avons donc à nous interroger sur le rôle joué par l'affrontement entre les deux mondes dans la formation de ce concept.
La doctrine du martyre et des récompenses spirituelles
Cette notion de 'guerre sainte', à nos yeux du moins, présente d'autres caractères qui découlent de ce qui précède. Prescrite par Dieu, une telle action 'pieuse' se voit tout naturellement assortie de bénédictions diverses, et jugée digne de procurer à ceux qui la pratiquent des récompenses d'ordre spirituel. C'est le cas dès l'origine dans l'islam, puisque plusieurs versets coraniques affirment la supériorité, aux yeux de Dieu, de ceux qui combattent sur ceux qui ne combattent pas (Coran IV:88-94, XXXIII, 13-25, XLVII,4-5, etc). De plus, la doctrine du martyre des guerriers morts au combat, à peine esquissée dans le Coran (IV,69-99), est clairement exprimée par le Prophète dans de nombreux hadiths (voir encadré n° 1).
Cette doctrine de la guerre méritoire capable de procurer le paradis a scandalisé les observateurs chrétiens des premiers temps de l'islam. Ils la dénoncent comme une invention inadmissible. Un texte très ancien, rédigé vers 640 par un juif récemment converti au christianisme, affirme déjà clairement cette répugnance. L'auteur rapporte que plusieurs juifs ont d'abord cru que le 'prophète des Arabes' pouvait être le précurseur du Messie attendu. Mais son comportement guerrier, et la doctrine selon laquelle il détiendrait les clés du paradis, le disqualifient à ses yeux et le désignent comme un 'faux prophète': jamais en effet, dit-il, un vrai prophète ne s'est manifesté en armes . Un autre écrit, rédigé vers 850, se veut un échange de lettres entre un musulman et un chrétien, chacun s'efforçant de convaincre l'autre de la supériorité de sa foi. Le chrétien s'oppose vivement à la doctrine du jihad qui, selon lui, appelle les croyants 'à lutter dans la voie de Dieu, à razzier les opposants et les infidèles, à combattre les polythéistes par l'épée, le pillage et la captivité, jusqu'à ce qu'ils se convertissent à la religion de Dieu et qu'ils confessent: 'Il n'y a de divinité que Dieu, et Muhammad est son serviteur et son apôtre', ou bien qu'ils s'acquittent de la capitation, volontairement, tout en étant soumis' . Plus encore, il refuse la doctrine qui accorde l'entrée au paradis à ces guerriers morts au combat; il oppose à ces 'faux martyrs' les vrais martyrs de Jésus Christ qui, loin de combattre et de tuer, ont obtenu jadis leur couronne au prix de leur vie, sans armes, pour rester fidèles à leur foi. C'est assez dire combien, à cette date, la doctrine chrétienne s'opposait encore radicalement à l'idée même de 'guerre sainte', admise 'paisiblement', (si l'on ose dire!) par l'islam dès l'origine.
La marche vers la guerre sainte
L'évolution, pourtant, était déjà en marche. L'attitude pacifiste de Jésus et des premiers disciples ne résista pas, en effet, aux vicissitudes de l'histoire. Elle subsistait pourtant encore au IIIe siècle, où l'on voit Origène démontrer (Contre Celse), que les chrétiens sont plus utiles à l'empire romain (païen) par leurs prières que par leurs armes, qu'ils refusent de porter pour ne pas avoir à tuer d'autres hommes, ou Hippolyte de Rome souligner que la foi interdit à un chrétien, sous peine d'excommunication, de se faire soldat, gladiateur, ou tenancier de lupanar.
La conversion de Constantin (312) change déjà les perspectives. Désormais favorisé, le christianisme devient majoritaire: l'empire chrétien doit être défendu. Saint Augustin, on l'a vu, s'efforce de convaincre les chrétiens qu'ils peuvent être soldats sans déplaire à Dieu, s'ils combattent sans haine dans des guerres justes. Il n'est pas question pour autant de guerre sainte: même si elle est juste, la guerre demeure un mal; sans être spécifiquement coupables d'homicides, les soldats qui tuent en service commandé sur le champ de bataille sont souillés par la macule du péché et doivent faire pénitence. Ceux qui sont tués ont fait leur devoir, mais n'obtiennent aucune récompense spirituelle.
La promotion idéologique des guerriers combattant pour l'Eglise, toutefois, se poursuit en Occident par les effets combinés de l'alliance du trône et de l'autel, de l'insersion de l'Eglise dans la société féodale, des richesses foncières des églises et des monastères et plus encore du développement du cléricalisme et de la papauté. Pour toutes ces raisons, ceux qui protègent l'Eglise, ses biens et ses personnes, se voient sacralisés par l'idéologie dominante. Les saints, d'ailleurs, ouvrent la voie: ils interviennent pour défendre, parfois rudement, les biens de leurs monastères et châtier les puissants laïques ou les envahisseurs 'païens' qui cherchent à les spolier. Lors des invasions normandes, hongroises et sarrasines, de nombreux récits de miracles racontent comment les saints sont ainsi intervenus pour protéger les églises et les fidèles.
La sacralisation de la guerre, amorcée à propos de la protection des biens ecclésiastiques, prend en effet une dimension nouvelle lorsque les adversaires sont des 'païens' ou présumés tels. C'est le cas des Sarrasins qui envahissent l'Espagne chrétienne et menacent aussi Rome, siège de la papauté. Ils pillent la ville et l'église Saint-Pierre en 846. Pour se défendre contre eux, l'évêque de Rome fait alors appel au protecteur traditionnel du Saint Siège, l'empereur. Il lui demande d'envoyer des secours armés et, pour inciter les soldats à venir combattre pour Rome, affirme (pour la première fois dans l'histoire de l'Eglise) qu'à ceux qui viendraient à mourir pour la défense de la Patrie et de la foi chrétienne, 'les royaumes célestes ne seraient pas refusés'. Il y a là, à n'en pas douter, l'amorce d'une doctrine de la guerre sainte. On la retrouve en 879, lorsque le pape Jean VIII, à nouveau menacé par les pirates sarrasins, appelle à son secours les guerriers de l'empire et leur promet des récompenses spirituelles:
'Confiant dans la juste bienveillance du Christ Notre Dieu, nous osons répondre que ceux qui tombent sur le champ de bataille en guerroyant vaillamment contre les païens et les infidèles, avec en eux l'amour de la religion catholique, entreront dans le repos de la vie éternelle ' .
Dans les deux cas, notons-le, il s'agit de défendre Rome menacée par des pirates musulmans assimilés à des païens. L'ennemi des territoires pontificaux devient ainsi l'ennemi de l'Eglise et de la foi, ce qui facilite la sacralisation des combattants pour la cause romaine.
Il faut pourtant attendre encore près de deux siècles pour que s'exprime clairement, au sein du christianisme occidental, une véritable doctrine de la 'guerre sainte' qui, d'ailleurs, n'a jamais été acceptée dans l'Eglise d'Orient. Elle s'élabore principalement dans le cadre de la reconquête chrétienne des territoires jadis envahis par les musulmans, en Espagne, mais aussi en Méditerranée occidentale. Là encore, on retrouve réunis les deux facteurs majeurs qui ont favorisé cette élaboration: la papauté, qui défend ses prérogatives et ses biens d'une part; la menace musulmane, d'autre part. Ce face à face permet à la fois une valorisation idéologique des guerriers 'défenseurs de l'Eglise' et une diabolisation concomitante des adversaires musulmans désignés comme 'ennemis de la foi'.
La défense de la seule papauté donne lieu, déjà, à une réelle sacralisation, particulièrement à l'époque de la réforme grégorienne, lorsque le pape tente, victorieusement, d'imposer à tout l'Occident une véritable 'monarchisation de l'Eglise'. Ainsi, en 1053, le pape Léon IX, pour défendre le Patrimoine de saint Pierre convoité par les Normands, recrute en Allemagne des guerriers qu'il conduit sur le champ de bataille de Civitate, où les Normands les taillent en pièces. Après la défaite, le pape affirme les avoir contemplés, en vision, dans le paradis où ils ont été admis comme martyrs de la foi. On le voit aussi à propos de la 'pataria milanaise', mouvement d'abord soutenu par le pape contre le clergé de Milan, réfractaire à la réforme et accusé de corruption. L'un des chefs de la pataria, un chevalier nommé Erlembaud, est loué par le pape dans plusieurs écrits, de manière très significative: le pape le désigne par des expressions comme 'guerrier de Dieu', 'soldat du Christ', 'combattant menant la guerre de Dieu (bellum Dei), etc. Erlembaud est tué au combat en 1075 et des miracles ont bientôt lieu sur sa tombe. Urbain II, peu avant la croisade, le béatifie.
Ces faits montrent clairement que la sacralisation de la guerre a déjà atteint, avant la croisade, un niveau appréciable, lorsqu'il s'agit de combattre pour l'église romaine contre des chrétiens jugés hérétiques, schismatiques, ou simplement adversaires politiques de la papauté. Pourtant, cette sacralisation atteint son plus haut degré lorsque l'adversaire est jugé 'païen', particulièrement les musulmans. C'est le cas en Espagne, où les papes Alexandre II et Urbain II encouragent, après 1050, une reconquista amorcée depuis longtemps, accordant à ceux qui combattent contre les musulmans des privilèges spirituels proches de ceux d'un pèlerinage. Urbain II, par exemple, prescrit aux guerriers espagnols, pour le pardon de leurs péchés', de relever et fortifier les cités espagnoles reconquises plutôt que d'aller chercher cette rémission en un lointain pèlerinage à Jérusalem, puis de combattre les Maures en Espagne plutôt qu'en Syrie.
Entre temps en effet, en 1095, Urbain II a prêché, à Clermont, une expédition militaire destinée à reprendre aux musulmans le tombeau du Christ, le Saint-Sépulcre de Jérusalem, entre leurs mains depuis 638. Cette expédition militaire reçoit les privilèges combinés d'un pèlerinage et d'une guerre sainte: elle est prescrite aux seuls guerriers, 'en rémission de leurs péchés', et assortie, au moins par allusion, de promesses spirituelles à ceux qui viendraient à mourir dans un tel combat, en 'soldats du Christ' (milites Christi).
L'évolution doctrinale, au sein de l'Eglise, est ainsi pleinement accomplie, par le truchement, en particulier, de la lutte contre les Sarrasins. Le résultat est notoire: une telle guerre, dans les premiers siècles, aurait été condamnée par l'Eglise; vers 800, elle aurait pour le moins donné lieu encore à pénitence; à la fin du XIe siècle, elle en tient lieu désormais. Elle n'est plus jugée coupable, mais méritoire, entreprise au nom du Christ, malgré la non-violence absolue de Jésus.
A cette date, vers 1100, la croisade, sorte de 'jihad chrétien', a donc pleinement rejoint le jihad musulman, à quelques nuances près cependant: contrairement au jihad, elle a pour but non de conquérir, mais de reconquérir des territoires chrétiens jadis perdus; de plus, il ne s'agit pas de territoires quelconques, mais de Jérusalem, troisième lieu saint de l'islam, certes, mais aussi, ne l'oublions pas, premier (et de loin) des lieux saints du christianisme médiéval, bien avant Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle. La croisade est donc comparable à un jihad qui, pour les musulmans, aurait pour but de libérer La Mecque, tombée entre les mains des Infidèles.
Encadré n° 1:
La chronique de Tabari (838-923) rassemble de nombreux 'hadiths' concernant Mahomet. Certains d'entre eux montrent que les musulmans les plus pieux n'étaient en rien choqués par le comportement guerrier du Prophète et faisaient remonter jusqu'à lui la doctrine du martyre des guerriers morts au combat. Voici ce que rapporte Tabari à propos de la bataille de Bedr.
'Le Prophète excitait toujours ses soldats. Un homme d'entre les Ançâr, nommé Omaïr, fils de Hammâm, tenait dans la main quelques dattes, qu'il mangeait sous les yeux du Prophète. Celui-ci, en exhortant les soldats, dit: 'Il ne vous faut, pour obtenir le paradis, que trouver le martyre'. Omaïr, entendant ces paroles, jeta ses dattes en disant: 'S'il en est ainsi, j'ai assez d'une datte jusqu'à ce que j'entre dans le paradis'. Il tira son sabre, se lança dans les rangs des ennemis, en frappa et en tua plusieurs, et fut tué lui-même'.
1.Jean FLORI, La guerre sainte. La formation de l'idée de croisade dans l'Occident chrétien, Paris, éd. Aubier-Flammarion, 2001 (406 pages).
2. Jean FLORI, Guerre sainte, jihad, croisade. violence et religion dans le christianisme et l'islam, Paris, éd. du Seuil, 2002 (275 pages).
3. Il faudrait d'ailleurs parler plutôt de 'guerre sacralisée', si la force de l'habitude ne perpétuait, hélas, l'usage de l'expression 'guerre sainte'.
4. Ce sera le cas, en revanche, au XIe siècle, après la réforme grégorienne, peu avant la première croisade.
5. Voir par exemple FIRESTONE, R., Jihâd, The Origin of Holy War in Islam, Oxford, 1999; ABD'ELHAMID, Hassan, La notion de 'Djihâd' dans les textes classiques de l'Islam, dans 'Guerre et paix dans l'Orient Méditerranéen', (Méditerranées, Revue du centre d'Etudes Internationales sur la Romanité, n° 29), 2001, p. 63-91.
6. Doctrina Jacobi nuper baptizati, éd. et trad. V. DéROCHE, Travaux et mémoires, t. 11, (Collège de France, Centre de Recherche d'Histoire et Civilisation de Byzance), 1991, p. 70-218.
7. G. TARTAR, Dialogue islam-chrétien sous le calife Al-Ma'mûn (813-834): les épitres d'Al-Hashimî et d'Al-Kindî, Paris, Nouvelles éditions latines, p. 219ss.
8. JEAN VIII, Epistolae, 150, MGH Epistolarum VII, Ep. Kar. Aevi V, 1928, p. 126.
URL d'origine : www.lestempsmedievaux.com
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